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Miroir, miroir, dis-moi qui je suis ?

En France, ces derniers mois sont remplis de discours d’oppositions brutales. Es-tu de gauche ou de droite ? Es-tu de souche ou es-tu immigré ? Es-tu pro-palestinien ou pro-israélien ? Manges-tu bio ou trouves-tu que les fruits et légumes sont trop chers ? Comme si ce qui nous définit était d’un côté ou de l’autre. Pourtant, chaque individu est une palette d’identités.

Photo de Vadim Bogulov sur Unsplash

Dans l’interculturel, on parle rarement d’une seule identité culturelle. On parle cependant des identités en lien avec différents contextes (genre, sexe, famille, religion…) et activités menées (éducation, métier, loisir…). On était élève, on devient des professionnels, on était des amis, on devient des ennemis. La vie nous amène en avant à travers plusieurs identités qui nous permettent de nous retrouver dans un espace présent. Mais les identités ne sont pas statiques. Elles sont nourries par les expériences de vie, elles évoluent, elles changent tout au long de la vie. Cela veut aussi dire qu’il y a de nouvelles identités que nous obtiendrons et celles que nous perdrons.

La perte d’une identité peut bien être volontaire. La décision de changer de métier ou de reprendre les études mène inévitablement à un changement de posture. Après des années de travail en tant qu’employé, l’expérience des entrepreneurs montre que quoi qu’ils fassent, ils doivent essayer une nouvelle approche. Notamment ceux qui quittent leur CDI pour se lancer dans une aventure entrepreneuriale. Dans mon entourage, une collègue a laissé son carnet d’adresse au milieu d’entreprises pour commencer une activité artisanale. Au début, elle était apprentie, puis elle est devenue la personne en réseautage, analyste du marché et de la concurrence, la prestataire de service ou créatrice de produits naturels. Elle a appris à faire face à l’échec, à l’absence de client, à l’incompréhension des proches. Dans ces cas-là, nous pouvons percevoir ces changements identitaires sans que cela ne nous apporte de confusion.

De la poche trouée, son identité est tombée

Ce processus n’est pas identique pour les immigrés. Leurs rôles sociaux sont redéfinis. On était frère, sœur, fille, et soudainement, on devient chef de famille, un adulte. On était reconnu par notre communauté, respecté, mais on devient restreint par la langue et la patience des autres ; on devient des inconnus. Ces identités n’ont pas évolué, mais ont été forcées à l’abandon. De nouvelles identités se sont imposées : étranger, voleur d’emploi, solitaire.

L’identité culturelle des personnes d’origine étrangère n’appartient plus à son porteur. Il est exigé que les personnes se conforment à des normes de la société d’accueil. De plus, avec la mondialisation, une crainte de perdre les racines culturelles s’agrandit. Les tribunes ont été payées pour montrer le danger de l’homogénéisation culturelle, où les cultures locales perdent leur spécificité au profit d’une culture mondiale uniforme. Ainsi, tout l’étranger doit disparaître. On entend « préserver son identité », mais on n’entend jamais « élargir son identité ». Comme si les influences extérieures pouvaient nuire à l’intégrité de soi. Donc, une personne en immigration aurait moins de considération pour sa bonne intégration si elle préserve quelques rites de sa première culture. Pourtant, c’est bien ça la bonne intégration interculturelle, où plusieurs cultures se fusionnent et s’enrichissent. À la table de Noël, le foie gras se marie avec la salade russe.

Certes, la diversité est plus difficile à apprivoiser. Ce n’est pas une chose qu’on peut laisser par terre et arracher les mauvaises herbes. La diversité doit être enseignée. Le partage n’est pas naturel et contredit nos réflexes de survie. Mais comme nous sommes des êtres sociaux et que les bienfaits du brassage culturel ont fait leurs preuves, on peut trouver des solutions.

Qui suis-je ?

Je suis le reflet de ce que les gens disent de moi, de ce que ma famille pense, de ce que les professeurs m’ont appris et de ce que je cache.

Les identités se forment surtout par la perception d’autrui et les attentes des autres envers soi. Elles se sculptent par des interactions. Ainsi, on peut parfois cacher certaines identités, comme l’éducation, les opinions politiques et bien d’autres identités non visibles. Ce qui n’est pas toujours possible à dissimuler, ce sont les identités visibles, telles que l’ethnicité ou le genre, qui peuvent être rapprochées.

Dans mon cas, les Français n’oublient pas de me souligner

« Ah, vous avez un accent ! ».

Les Russes me jettent aussi à la figure

« Ah, vous avez déjà un accent ! ».

Le prix à payer pour avoir moins d’accent dans une langue étrangère est de développer un accent dans sa langue maternelle, phénomène appelé attrition.

Ainsi, ce sont les autres qui définissent mon identité : pas encore française, mais déjà pas russe non plus. Moi, je ressens comment une Sibérienne se mélange à une Parisienne. Je ne suis certainement pas frileuse quand l’hiver nous rappelle qu’il existe, mais plutôt râleuse quand il bloque le service de transport.

Un accent qui disparaît au fil des années ferait moins de dégâts que les rites et pratiques qui ont été forcés à l’abandon. « Quand j’étais petite, je ne devais dire à personne que je venais d’une famille pratiquante », me raconte une amie. Un effort pour une meilleure intégration qui laisse une trace de culpabilité, voire de honte parfois… Et parfois, comme toute chose imposée, avec le temps, cela crée un rejet de cette autre identité tant souhaitée. De même, avec des préjugés, de la discrimination et de l’inégalité, certaines identités doivent être dépoussiérées.

On ne voit rien dans ce vieux miroir

Quand on ignore certaines de nos identités, quand on ne les sollicite pas, il est facile de vouloir répondre aux attentes des autres en devenant un être lisse, sans histoire. Mais lorsque l’on travaille sur soi, lorsque l’on réfléchit à la richesse que l’on porte en nous, à la vitalité qui peut grandir, on assume plus facilement ce que nous sommes. Ainsi, nous pouvons faire face.

L’identité n’est jamais une substance univoque.

Nous n’avons pas besoin qu’un miroir nous dise qui nous sommes, mais nous avons besoin de lui pour nous voir, réfléchir, redéfinir nos nouvelles identités et accepter ces changements.


Les Suédois en Sibérie … ou la Sibérienne en Suède

Cet été, en Suède, j’ai vu un tapis. Je savais exactement comment ce tapis avait été fait. Je connaissais sa matière, je connaissais la technique de tissage… C’était la première fois que je visitais la Suède. Pourtant, j’étais enveloppé de souvenirs d’enfance et de questions sur le brassage culturel oublié ou méconnu entre la Suède et la Russie.

Sibérie Suède Suédois
Crédit: Øyvind Holmstad, CC BY-SA 4.0 https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0, via Wikimedia Commons

L’histoire d’un tapis…

À Skansen, un musée en plein air retraçant la vie suédoise du XVIe au XIXe siècle, une jeune femme vêtue d’une robe traditionnelle brodée donnait à manger aux poules. Elle a remarqué mon regard curieux et m’a invitée dans « sa maison », un exemple de l’architecture en bois de l’époque…

Dès les premiers pas, je me suis sentie enveloppée par une douce chaleur qui m’avait tant manqué après quelques jours pluvieux à Stockholm. Ce n’est pas comme à Paris, où même pendant les soirées les plus froides, lorsque l’on rentre dans une maison bien chauffée, on peut ressentir cela. J’ai vu un poêle à bois allumé, sur lequel se trouvait une bouilloire en ébullition. Je me suis souvenue des moments où, après le repas, lorsque le feu s’éteignait et qu’il ne restait que des braises chaudes, nous placions notre bouilloire jaune crème, ornée de petits coquelicots sur les côtés, pour garder le thé au chaud. Nous y mettions de fines tranches de pommes de terre, lavées mais non épluchées, directement sur la plaque du poêle. C’était un rituel pour partager des moments chaleureux et savourer une version non industrielle des croustilles.

Dans cette maison en bois…

Dans cette maison-musée, j’ai tourné la tête à droite. J’ai aperçu une chambre au fond, avec un lit haut couvert de linge brodé. Je me suis approchée pour voir ce qu’il y avait à l’intérieur de la chambre. Soudain, je me suis figée à l’entrée. J’ai vu un tapis en chiffon, multicolore, en forme de trois cercles imbriqués. Je me suis revue avec ma grand-mère en train de fabriquer ce genre de tapis, plutôt rond, avec nos différents crochets pour créer des motifs plus ou moins aérés. Je me suis revue en train de déchirer de vieux vêtements troués pour en faire des fils, que nous enroulions en pelotes.

La jeune femme, maîtresse de la maison, m’a montré un métier à tisser plutôt sophistiqué, Glimakra, équipé de pédales, sur lequel étaient confectionnés ces tapis.

« Non, non, non. On les fait à la main !« 

ai-je répondu, comme ma grand-mère m’avait appris à le faire. J’avais toujours cru que seuls les Sibériens savaient le faire.

La Suède et la Sibérie

Comme la Russie et la Suède ne partagent pas la même culture, est-ce une simple coïncidence ? Ou bien est-ce une petite faille dans l’histoire de deux régions éloignées ? Pour ma part, je me suis rappelé des récits de ma ville liés aux Suédois…

Alors, imaginez… Nous sommes au début du XVIIIe siècle, à la fin de la Grande Guerre du Nord entre la Suède et la Russie. Après la défaite des Suédois, entre 15 000 et 25 000 personnes, principalement des officiers et des soldats, ont été faits prisonniers. À l’époque, la coutume voulait que les prisonniers soient échangés après la conclusion de la paix. Cependant, la guerre du Nord s’est prolongée de 1709 à 1725. Les Suédois ont dû passer des années en captivité. Beaucoup d’entre eux ont été envoyés en Sibérie, loin des yeux – loin de la révolte. Mais il ne faut pas les imaginer comme des prisonniers malheureux, enchaînés quelque part dans des geôles sombres au milieu de la forêt… On ne punit pas une personne deux fois, tout de même ! En réalité, ils avaient une certaine liberté de mouvement, bien que leurs choix d’occupation étaient limités…

Alors, y avait-il de l’intégration et du brassage culturel ?

N’oublions pas que nous sommes toujours en Sibérie, une terre qui n’a jamais été réputée pour être accueillante. Rien ne leur était donné, car il n’y avait rien à donner. Avaient-ils du mal à s’intégrer à la culture russe ? Je doute bien que, à cette époque-là, la culture russe était fortement présente. Des lois, oui. La culture ? Peut-être des cultures.

La Sibérie de cette époque, avec sa capitale Tobolsk, était certainement très diversifiée. Elle abritait les peuples autochtones, les Russes slaves désireux de s’éloigner du gouvernement oppressant, les Lituaniens et les Polonais arrivés un siècle plus tôt à la suite de la guerre entre la Russie et la République des Deux Nations (un État polono-lituanien). Avec seulement 1000 à 3000 prisonniers suédois, un Suédois correspondait à chaque cinquième Sibérien. Ainsi, il n’avait vraiment ni besoin ni la possibilité de se fondre avec la population locale. Il leur suffisait de suivre les lois venues de la toute nouvelle capitale, nommée Saint-Pétersbourg.

Les Suédois en Sibérie

Abandonnés dans l’espoir de retourner dans leur pays ou guidés par l’esprit de « hemtrevnad » (« confort à la maison » en suédois), les Suédois ont entrepris de nombreuses tâches pour améliorer Tobolsk. Ils ont construit les différents passages pavés entre la ville haute et la ville basse. Tout comme dans le quartier branché de Södermalm à Stockholm, où je me dirigeais vers une boutique de disques à la recherche d’un vinyle original suédois d’ABBA…

Ils ont contribué à la rénovation du Kremlin (oui, il y a plus d’un Kremlin en Russie), qui perdure – cela témoigne de la qualité suédoise. Ils ont érigé le bâtiment du trésor d’État. Pour protéger la ville des inondations pendant les crues, les Suédois ont creusé manuellement un canal de dérivation de la rivière Tobol, à partir duquel la ville tire son nom, et ont déplacé le point de confluence avec le fleuve Irtych. En traversant le pont Norrbro menant à la vieille ville, la Gamla stan, et en regardant Stockholm avec ses constructions bordées d’eau, je peux dire qu’ils savaient ce qu’ils faisaient près de Tobolsk. Ils ont initié les Sibériens à de nombreux métiers et spécialités, notamment la joaillerie, la pharmacie et la médecine.

Kremlin de Tobolsk et bâtiment du trésor d’État à Tobolsk (au milieu), également connu sous le nom de « chambre suédoise ».
Crédit: Óðinn, CC BY-SA 2.5 CA https://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.5/ca/deed.en, via Wikimedia Commons

Retour en Suède…

À Skansen, pendant le fika, en sirotant mon café noir dans une vieille tasse en faïence et savourant une magnifique brioche à la cardamome dans un petit café doté de vieilles chaises en bois, baigné dans une lumière tamisée au fond d’une bibliothèque, je me demande si le propriétaire du manoir de Skogaholm, emblématique monument du XVIIIe siècle, qui a passé environ 20 ans en Sibérie, n’était pas à Tobolsk même ? Et si ce n’était pas sa femme qui a enseigné à mon arrière-arrière-je-ne-sais-combien-arrière-grand-mère comment confectionner ce tapis ? Ou peut-être étaient-ce les Sibériens qui leur ont transmis cette compétence ?

Un tapis, une connivence, une histoire, un lien entre les cultures…


Vivre le deuil en immigration

Photo de Milada Vigerova sur Unsplash

Le deuil en immigration émerge de nombreuses facettes interculturelles. Nous pouvons parler de mœurs, de maîtrise des émotions, de positionnement vis-à-vis des autres. Ici, essayons de voir ce sujet au-delà des différences culturelles. Prenons le cas d’une personne qui vit à l’étranger depuis un certain nombre d’années et qui est avisée par un vieil ami du décès d’un être cher. Loin de la terre natale, le deuil des étrangers est-il différent ? Il n’y a pas beaucoup d’informations ou de témoignages sur ce que ressentent les migrants lorsqu’ils perdent leurs proches dans leur pays d’origine. Je vais lancer ici une réflexion sur le deuil vécu en immigration, tout en vous faisant part de mon expérience du deuil.

Une nuit, pas trop froide, pas trop chaude, je me réveille à 5 heures du matin avec un brusque besoin de regarder mon téléphone. Un message d’une vieille amie d’école, une pensée rapide « Pas elle, encore ! » et son message : « Une telle est morte ».

Ça pourrait être une bonne blague noire, parce que cette amie a déjà annoncé le décès d’une autre camarade de classe, un an auparavant, un féminicide. « Non, non, je ne veux pas ouvrir ce message, pas à 5h du mat’. Il fait déjà jour chez elle. J’ai une journée très chargée, j’ai besoin d’être en forme ! ». Mais le message est lu. Évidemment, je ne peux pas faire comme si je ne l’avais pas vu. L’ai-je bien lu ? Ai-je perdu l’habileté à lire l’alphabet de ma langue maternelle ? Je crois que j’ai confondu les syllabes et il ne s’agit pas de mon amie d’enfance. « Tu n’annonces que de mauvaises nouvelles », – ma réponse brute et pas très empathique m’a engagée dans une longue conversation.

Á quel point la mort doit-elle être concrète pour que le deuil s’installe ?

Faut-il voir le défunt ? Venir aux obsèques ? Toucher aux choses matérielles des funérailles ? Il y a des gens qui conseillent d’aller là-bas, d’autres disent de penser à la personne décédée. Il est vrai que tout ceci est strictement personnel et ne révèle pas autant de conditions interculturelles d’un immigrant. Cependant, la décision d’y aller ou de ne pas y aller n’est jamais uniquement une question de personnalité ou de volonté. On ne parle pas de se rendre au centre-ville. Avez-vous déjà tenté de vous envoler pour Antananarivo, Beijing, Delhi ou Tioumen pour le lendemain ? Je vous envie si vous avez eu les moyens de le faire.

À cela s’ajoute une confusion des mondialistes qui pensent qu’il est possible de passer d’un pays à l’autre en un claquement de doigts, soit en quelques heures de vol, plus concrètement. Pour un étranger, quitter le pays n’est pas toujours simple : que ce soit relié au processus administratif, à l’aspect financier ou à l’impossibilité de retourner dans son pays à cause de la guerre ou de la persécution.

Mon séjour en France a débuté par un deuil…

Deux semaines à peine arrivée, je reçois un message de ma sœur annonçant le décès de notre grand-mère. Je ne veux pas savoir les détails de sa mort, je ne veux pas regarder les photos de l’enterrement. Le rejet. Et ce sentiment immense d’abandon. Je l’ai abandonnée, moi. J’étais absolument seule dans un nouveau pays. Je ne savais même pas comment dire en français : « Ma grand-mère, celle qui m’a élevée, est morte. » Je suis devenue profondément vide, sans y croire et y croire absolument.

Mais pour une étudiante originaire d’un pays lointain, qui a mis toutes ses économies pour un aller simple et une location de chambre dans une résidence universitaire, un autre voyage n’est même pas sur la table de discussion. Mon chagrin se réduisait à quelques centaines d’euros. C’est pathétique de ma part. Certes, on peut affronter ces choses pour ne pas se noyer dans un jugement négatif à son égard. Mais ce n’est jamais simple.

Dans FemmeExpat, Magdalena Zilveti Manasson, psychologue et psychothérapeute, témoigne aussi des différentes décisions à la suite de la perte d’un proche, notamment la décision de quitter le pays d’accueil et de rentrer (définitivement ou pour un délai important) dans son pays. Avec une nouvelle perception de cette expérience d’expatriation que c’était seulement un au-revoir qui était devenu un adieu, comme dit l’autrice.

Pour les chercheuses Monica Amadini et Livia Cadei[1], le deuil des immigrés est également intensifié par le besoin de s’intégrer dans la société d’accueil, mais aussi de garder des liens avec leur famille dans leur pays d’origine. Le décès d’un être proche déséquilibre, de toute évidence, ce double effort.

Le deuil en immigration est assez flou : on ne voit pas de distance, on ne voit pas de temps. 

Dans le deuil en immigration, vient souvent l’idée que nous devrions passer davantage de temps avec le défunt, pour prolonger les souvenirs, pour exprimer ses sentiments. Ce n’est pas comme si la mort avait été annoncée à l’avance. Mais ces regrets grondent de temps en temps.

Il n’y a que des souvenirs lointains et confus : lieux, visages, répliques lancées dans une langue qui reviennent dans une autre… Le sentiment de culpabilité s’installe. En fait, je me force de me convaincre que je viens de perdre quelqu’un de proche. Mais est-ce que je l’ai déjà perdue ? Ce n’est pas comme si je voyais la défunte quotidiennement, ce n’est pas comme si je trouvais toujours le temps pour la voir lors de mon retour au pays. J’étais déjà partie depuis bien longtemps de la vie de cette personne. Malgré tout, la douleur, elle, est bien présente.

N’est-ce pas parce que les immigrants sont déjà endeuillés ? Un deuil constant, imperceptible. Le deuil de ceux qui sont loin, le deuil de sa langue qui s’atrophie de jour en jour, le deuil de ses mœurs. Dans leur livre « Third culture kids », David C. Pollock et Ruth E.Van Reken parlent de l’éloignement du pays d’origine et de la culture d’origine en tant que processus de deuil. Alors, si une telle personne fait face à la perte d’un être cher, c’est probablement comme si elle traversait un double deuil. Être éjecté du quotidien des gens et apprendre que les gens s’en vont aussi…

Partager la nouvelle pour soulager sa souffrance ? 

Comment annoncer la nouvelle à son entourage qui ne connaît pas la personne décédée ? Imaginez, lors d’une fête avec des amis, vous annoncez d’une manière crue : « Ah, au fait, mon amie d’enfance est morte ». Les personnes devant vous ne savent plus quoi dire. Ça a surgi de nulle part. Ils peuvent ne pas exprimer de condoléances, parce que pour eux une amie d’enfance d’un immigrant est seulement un souvenir et probablement le lien d’amitié a été perdu. Et ils ont raison, ces liens se sont limités à quelques messages destinés une fois tous les 2 ans… Ce qu’ils ignorent, c’est l’expérience d’un étranger qui n’a pas été dans son pays d’origine pendant un certain nombre d’années. Ils ignorent que cette absence a gelé le temps.

Je suis partie, mais l’image que j’ai de mon entourage dans mon pays d’origine et de mes relations est restée intacte. Il y a aussi ce sens de proximité alimenté par la nostalgie… Ainsi, une amie d’enfance est toujours une amie. Seulement pour eux, les gens du pays, je suis partie, je ne suis plus dans leur vie quotidienne…

Un matin, je vis une double vie…

Ainsi, un matin, je vis une double vie : ici, aller au travail, sourire, conseiller. Ailleurs, pleurer et chercher à qui je peux écrire pour savoir si je peux faire quelque chose. Quelques jours après la nouvelle, je me retrouve dans mon bureau, je me concentre sur mes courriels, j’entends des collègues discuter. Peu après, je reçois un message de ma sœur avec la photo de la couronne funéraire qu’elle avait achetée de ma part. Une remontée de colère : « Mais je t’avais dit de commander un message personnel ! C’est n’importe quoi ! ». Ce sentiment d’impuissance qui me rend folle, car je ne peux absolument rien faire, même pas choisir la couronne funéraire pour mon amie. Je suis loin !

Dans l’après-midi, un besoin de voir et de savoir me réveille. Que s’est-il passé ? Êtes-vous sûrs que c’était bien elle ? Comment est-il possible qu’elle ne fêtera pas ses 33 ans cette année ? Elle n’aurait jamais vu Paris ! Soudain, j’ai envie de vivre, de sortir, de parler, de respirer. La vie est trop courte. La vie de quelqu’un qui m’était proche fut courte.

Oksana. Elle s’appelait Oksana. J’ignore tout de son accident et de sa mort subite. Je ne suis personne pour le demander. Et elle, elle était mon amie d’enfance, ma première amie. Une amie avec laquelle nous avons ri, nous nous sommes battues, nous avons dansé, nous avons dessiné avec la craie sur l’asphalte, nous nous sommes écoutées. Nous avons partagé des jouets (surtout elle) ou pas (surtout moi). J’ai toujours ce souvenir d’elle où elle court aussi vite que possible, elle court et elle court. Son cousin et moi tentons de l’arrêter. Nos sœurs sont furieuses. Mais elle continue à courir, loin maintenant, seules deux pattes roses clignotent l’une après l’autre avant de disparaître derrière l’horizon.


[1] Amadini, M. & Cadei, L. (2019). Les familles transnationales et le deuil. La revue internationale de l’éducation familiale, 46, 87-101. https://doi.org/10.3917/rief.046.0087


Si la « Planète Cunk » parlait d’interculturalité

Planète Cunk Philomena
Photo: Cunk on Earth (Trailer) – BBC / YouTube

« Planète Cunk » (« Cunk on Earth ») de la BBC, une série documentaire parodique, est sur tous les réseaux sociaux. Au centre de la série se trouve une certaine Philomena Cunk, une journaliste qui n’a pas peur de poser des questions inconfortables. Et si elle était une interculturaliste ? Comment se comporterait-elle devant un groupe d’étrangers ?

Philomena Cunk pose des questions inconfortables. Vraiment. Non, elle ne mène pas une investigation sur des sujets sensibles. Il ne s’agit que de reportages documentaires sur la création du monde accompagnés d’interviews de chercheurs dans divers domaines. La seule différence ici est que ces chercheurs font face à une journaliste mal informée. Des questions du genre, « Qu’est-ce qu’un oignon soviétique ? », « Pourquoi les gens dans les vieux films bougent si vite ? Est-ce parce que c’était leur première fois devant la caméra et qu’ils étaient nerveux ? », « Comment se fait-il que des Américains aient le droit de tuer qui ils veulent ? » devraient recevoir une réponse sérieuse.

https://www.youtube.com/watch?v=Hm6AOHq9OL4

Philomena et ses interviewés

Je me suis amusée à imaginer Philomena à mener une émission sur les différences culturelles et interviewer des étrangers dans les différents coins du monde. 

Elle montrerait les cadres de grandes vagues migratoires en les mélangeant avec le clip de Technotronic « Pump Up The Jam ». Ainsi, les paroles « I want a place to stay » prendraient toute une autre ampleur. 

Elle ne manquerait pas de demander juste après le bonjour « Vous avez un petit accent, vous venez d’où ? », ou « Est-il vraiment si confortable de dormir sur le sol ? », ou « Avez-vous des voitures ou vous montez toujours à  cheval ? », ou encore « Montrez-moi la photo de votre ours !». Elle serait certainement déçue des réponses, parce que ce n’est pas du tout ce qu’elle a lu sur le Web.

Elle prononcerait certainement mal les noms de ses interviewés, comme elle l’a déjà fait avec Vladimir Ilitch John Lennon. Elle vous corrigerait évidemment après votre commentaire « C’est Kristina », en insistant sur que « Ici, c’est Christine…»…

Elle raconterait une histoire de son pote Paul qui voyageait en Sibérie depuis Los Angeles en maillot de bain et qui a été indigné par l’absence d’une passerelle d’embarquement à la sortie de l’avion après l’atterrissage. « Des vrais sauvages ! », – il a dit. 

Curiosité naïve

Nous aurions pu admirer cette curiosité débordante qui aurait dû ouvrir les portes à la compréhension d’autres cultures. Mais ne pas connaître les fondements d’une culture, mal interpréter les signes, faire des raccourcis de réflexion, ne pas reconnaître ses torts n’établit pas des relations interculturelles de confiance. Si je devais lui donner un nom, je l’appellerais curiosité naïve ou curiosité offensante. Autrement dit, une façon de poser des questions inappropriées, pour rire ou pour provoquer. Mais comme avec une mauvaise blague qui ne ferait rire seulement une partie, la curiosité naïve ne plairait pas aux étrangers. Cela ne signifie pas qu’ils ne vivent pas déjà cela sur une base quotidienne.

Nous pouvons faire des faux pas dans l’interculturalité, à condition d’analyser et progresser. Malheureusement, Philimena revient toujours à SON idée de départ. J’aime toujours dire que le fait de vivre à l’étranger ou de travailler avec des étrangers ne rend pas forcément quelqu’un interculturellement outillé. On peut très bien voir la différence sans évoluer vers sa compréhension et son acceptation.

« Planète Cunk » est une parodie qui fait beaucoup rire avec son humour anglais épuré. Mais Philomena Cunk aurait certainement du travail à faire pour progresser dans un contexte interculturel pour devenir une vraie ambassadrice interculturelle. Pour cela, comme elle le dirait si bien : « There is a lot to unpack »…


Unholy de Sam Smith et nos limites dans l’ouverture d’esprit

Le clip ‘Unholy’ (Photo: Sam Smith/YouTube)

Depuis un certain temps ma recherche des vidéos marrantes sur Instagram s’accompagne par une chanson utilisée comme copycat dans la plupart des vidéos. On dirait du bon RnB comme dans les années 90. Les paroles du refrain m’interpellent « Mummy don’t know daddy’s getting hot / At the body shop, doing something unholy » … Ce mélange des mots familiers avec ce mot oublié « unholy» réveille mon intérêt. Qui est l’auteur de cette chanson et quelles sont ces choses impies dont il parle ?

C’est avec grande surprise que j’aperçois le nom de Sam Smith (en duo avec Kim Patras). La curiosité m’a poussée vers le clip vidéo, les paroles, l’ajout du morceau sur ma playlist… Tout ceci est fini par être joué en boucle. Mais comme la chanson est trop courte et offre peu de texte, la réflexion se concentre à nouveau sur le refrain….

Mais n’y a-t-il pas un peu trop de jugement là-dedans ?

Intro: libérateur ou moralisateur?

Les questions sur l’institution de famille ne sont pas nouvelles pour Sam Smith. Déjà en 2014, Il a lancé la discussion sur les infidélités au sein d’un couple avec son single « I’m Not The Only One »… 

Le choix du sujet n’a donc rien d’étonnant. Sur le plan factuel, les paroles de la nouvelle chanson ne donnent pas beaucoup d’indices de choses « unholy » qui se passent. Le clip, en revanche, suggère quelques idées sur la déviance sexuelle, la débauche. Mais curieusement, tout cela tourne en rond dans ma tête. D’un côté le clip met en valeur le style SM-burlesque, les mots qui n’expliquent rien et qui n’accusent de rien. Mais de l’autre, ce mot fatal, « unholy », qui a, quand même, un caractère moralisateur.

Gottmik et Violet Chachki dans le clip ‘Unholy’ (Photo: Sam Smith/YouTube)

Couplet: des relations des autres…

Mes réflexions s’enchaînent en zig-zag: puisqu’il s’agit de l’histoire d’un couple marié avec des enfants, un petit rappel que la tromperie n’est pas vraiment tolérée dans le monde occidental, peut-être, est possible. Mais que les gens savent et doivent savoir au sujet des relations des autres pour faire ce genre de rappel ? Doit-on présumer que tous les engagements de deux personnes dans une relation sont identiques ? Cela n’exclut-il pas des unions libres ou des relations polygames, ou autres… En outre, ces choses impies sont-elles impies parce que le protagoniste principal est un homme marié ? Et si c’était un célibataire menant une vie sexuelle active, avec toutes les pratiques que le monde offre aujourd’hui ?

Dans la chanson, toute la scène est au courant où cet homme passe son temps. Il parait que toute la scène a le même regard réprobateur, car, potentiellement, ils sont tous au courant des ententes établies dans ce couple… Ainsi, ils imposent leur conception des relations dans un couple.

Le pire dans cette histoire est que le protagoniste principal se confie au narrateur (« Bout all the – you tell me that you do »), le narrateur dénonce publiquement la conduite de cette personne en donnant une couleur aux personnages de son récit (« lucky girl », « dirty boy », « unholy »).

Netflix.com/Lucifer

Refrain: soyez ouvert d’esprit…

Une histoire qui questionne ce que tout le monde pense être normal ou impie. Ce n’est pas nouveau d’entendre dire « Soyez ouvert d’esprit ». Ce critère interculturel m’a toujours interpellée par son obscurisme. Concrètement, de quoi s’agit-il ? Capacité de retenir son jugement et ses évaluations hâtives des attitudes des autres – oui. Mais est-il toujours possible si les attitudes d’autrui vont à l’encontre de notre morale et des codes établis ?

De plus, ce qui peut être facilement excusé par « C’est une autre culture », n’est pas pardonné si vite s’il s’agit de la même culture ( au premier abord ). On peut parler de la culture occidentale avec ses principes de démocratie et libéralisme, la bible comme le curseur du bien et du mal. 

Quoiqu’en réalité, aucun homme ne reflète uniquement les attitudes et les principes de la culture dominante (du pays). Il peut y avoir la culture familiale, d’éducation, du milieu socio-économique et, for God’s sake, la personnalité de chaque personne empêtrée par la combinaison imprévisible de l’environnement et des gènes. Faut-il pour autant tout accepter pour être ouvert d’esprit ? Je l’ignore. Je dirais que l’ouverture d’esprit doit d’abord être vu comme un concept qui n’est pas figé où chacun doit avoir de la souplesse dans ses jugements. Il faut aussi reconnaître que chacun a droit à ses limites, mais aussi chacun a droit à ses perpétrations. 

Épilogue: à chacun ses ses limites

La chanson mérite tous ses crédits et même le fait qu’elle a soulevé la question de ce qui peut être considéré comme « unholy » ou pas. Tous mes compliments vont au réalisateur du clip Floria Sigismondi et à la belle distribution avec Violet Chachki et Gottmik.

Je garde mon esprit ouvert, tout comme « Unholy » sur ma playlist.