Vivre le deuil en immigration

Article : Vivre le deuil en immigration
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18 juillet 2023

Vivre le deuil en immigration

Photo de Milada Vigerova sur Unsplash

Le deuil en immigration émerge de nombreuses facettes interculturelles. Nous pouvons parler de mœurs, de maîtrise des émotions, de positionnement vis-à-vis des autres. Ici, essayons de voir ce sujet au-delà des différences culturelles. Prenons le cas d’une personne qui vit à l’étranger depuis un certain nombre d’années et qui est avisée par un vieil ami du décès d’un être cher. Loin de la terre natale, le deuil des étrangers est-il différent ? Il n’y a pas beaucoup d’informations ou de témoignages sur ce que ressentent les migrants lorsqu’ils perdent leurs proches dans leur pays d’origine. Je vais lancer ici une réflexion sur le deuil vécu en immigration, tout en vous faisant part de mon expérience du deuil.

Une nuit, pas trop froide, pas trop chaude, je me réveille à 5 heures du matin avec un brusque besoin de regarder mon téléphone. Un message d’une vieille amie d’école, une pensée rapide « Pas elle, encore ! » et son message : « Une telle est morte ».

Ça pourrait être une bonne blague noire, parce que cette amie a déjà annoncé le décès d’une autre camarade de classe, un an auparavant, un féminicide. « Non, non, je ne veux pas ouvrir ce message, pas à 5h du mat’. Il fait déjà jour chez elle. J’ai une journée très chargée, j’ai besoin d’être en forme ! ». Mais le message est lu. Évidemment, je ne peux pas faire comme si je ne l’avais pas vu. L’ai-je bien lu ? Ai-je perdu l’habileté à lire l’alphabet de ma langue maternelle ? Je crois que j’ai confondu les syllabes et il ne s’agit pas de mon amie d’enfance. « Tu n’annonces que de mauvaises nouvelles », – ma réponse brute et pas très empathique m’a engagée dans une longue conversation.

Á quel point la mort doit-elle être concrète pour que le deuil s’installe ?

Faut-il voir le défunt ? Venir aux obsèques ? Toucher aux choses matérielles des funérailles ? Il y a des gens qui conseillent d’aller là-bas, d’autres disent de penser à la personne décédée. Il est vrai que tout ceci est strictement personnel et ne révèle pas autant de conditions interculturelles d’un immigrant. Cependant, la décision d’y aller ou de ne pas y aller n’est jamais uniquement une question de personnalité ou de volonté. On ne parle pas de se rendre au centre-ville. Avez-vous déjà tenté de vous envoler pour Antananarivo, Beijing, Delhi ou Tioumen pour le lendemain ? Je vous envie si vous avez eu les moyens de le faire.

À cela s’ajoute une confusion des mondialistes qui pensent qu’il est possible de passer d’un pays à l’autre en un claquement de doigts, soit en quelques heures de vol, plus concrètement. Pour un étranger, quitter le pays n’est pas toujours simple : que ce soit relié au processus administratif, à l’aspect financier ou à l’impossibilité de retourner dans son pays à cause de la guerre ou de la persécution.

Mon séjour en France a débuté par un deuil…

Deux semaines à peine arrivée, je reçois un message de ma sœur annonçant le décès de notre grand-mère. Je ne veux pas savoir les détails de sa mort, je ne veux pas regarder les photos de l’enterrement. Le rejet. Et ce sentiment immense d’abandon. Je l’ai abandonnée, moi. J’étais absolument seule dans un nouveau pays. Je ne savais même pas comment dire en français : « Ma grand-mère, celle qui m’a élevée, est morte. » Je suis devenue profondément vide, sans y croire et y croire absolument.

Mais pour une étudiante originaire d’un pays lointain, qui a mis toutes ses économies pour un aller simple et une location de chambre dans une résidence universitaire, un autre voyage n’est même pas sur la table de discussion. Mon chagrin se réduisait à quelques centaines d’euros. C’est pathétique de ma part. Certes, on peut affronter ces choses pour ne pas se noyer dans un jugement négatif à son égard. Mais ce n’est jamais simple.

Dans FemmeExpat, Magdalena Zilveti Manasson, psychologue et psychothérapeute, témoigne aussi des différentes décisions à la suite de la perte d’un proche, notamment la décision de quitter le pays d’accueil et de rentrer (définitivement ou pour un délai important) dans son pays. Avec une nouvelle perception de cette expérience d’expatriation que c’était seulement un au-revoir qui était devenu un adieu, comme dit l’autrice.

Pour les chercheuses Monica Amadini et Livia Cadei[1], le deuil des immigrés est également intensifié par le besoin de s’intégrer dans la société d’accueil, mais aussi de garder des liens avec leur famille dans leur pays d’origine. Le décès d’un être proche déséquilibre, de toute évidence, ce double effort.

Le deuil en immigration est assez flou : on ne voit pas de distance, on ne voit pas de temps. 

Dans le deuil en immigration, vient souvent l’idée que nous devrions passer davantage de temps avec le défunt, pour prolonger les souvenirs, pour exprimer ses sentiments. Ce n’est pas comme si la mort avait été annoncée à l’avance. Mais ces regrets grondent de temps en temps.

Il n’y a que des souvenirs lointains et confus : lieux, visages, répliques lancées dans une langue qui reviennent dans une autre… Le sentiment de culpabilité s’installe. En fait, je me force de me convaincre que je viens de perdre quelqu’un de proche. Mais est-ce que je l’ai déjà perdue ? Ce n’est pas comme si je voyais la défunte quotidiennement, ce n’est pas comme si je trouvais toujours le temps pour la voir lors de mon retour au pays. J’étais déjà partie depuis bien longtemps de la vie de cette personne. Malgré tout, la douleur, elle, est bien présente.

N’est-ce pas parce que les immigrants sont déjà endeuillés ? Un deuil constant, imperceptible. Le deuil de ceux qui sont loin, le deuil de sa langue qui s’atrophie de jour en jour, le deuil de ses mœurs. Dans leur livre « Third culture kids », David C. Pollock et Ruth E.Van Reken parlent de l’éloignement du pays d’origine et de la culture d’origine en tant que processus de deuil. Alors, si une telle personne fait face à la perte d’un être cher, c’est probablement comme si elle traversait un double deuil. Être éjecté du quotidien des gens et apprendre que les gens s’en vont aussi…

Partager la nouvelle pour soulager sa souffrance ? 

Comment annoncer la nouvelle à son entourage qui ne connaît pas la personne décédée ? Imaginez, lors d’une fête avec des amis, vous annoncez d’une manière crue : « Ah, au fait, mon amie d’enfance est morte ». Les personnes devant vous ne savent plus quoi dire. Ça a surgi de nulle part. Ils peuvent ne pas exprimer de condoléances, parce que pour eux une amie d’enfance d’un immigrant est seulement un souvenir et probablement le lien d’amitié a été perdu. Et ils ont raison, ces liens se sont limités à quelques messages destinés une fois tous les 2 ans… Ce qu’ils ignorent, c’est l’expérience d’un étranger qui n’a pas été dans son pays d’origine pendant un certain nombre d’années. Ils ignorent que cette absence a gelé le temps.

Je suis partie, mais l’image que j’ai de mon entourage dans mon pays d’origine et de mes relations est restée intacte. Il y a aussi ce sens de proximité alimenté par la nostalgie… Ainsi, une amie d’enfance est toujours une amie. Seulement pour eux, les gens du pays, je suis partie, je ne suis plus dans leur vie quotidienne…

Un matin, je vis une double vie…

Ainsi, un matin, je vis une double vie : ici, aller au travail, sourire, conseiller. Ailleurs, pleurer et chercher à qui je peux écrire pour savoir si je peux faire quelque chose. Quelques jours après la nouvelle, je me retrouve dans mon bureau, je me concentre sur mes courriels, j’entends des collègues discuter. Peu après, je reçois un message de ma sœur avec la photo de la couronne funéraire qu’elle avait achetée de ma part. Une remontée de colère : « Mais je t’avais dit de commander un message personnel ! C’est n’importe quoi ! ». Ce sentiment d’impuissance qui me rend folle, car je ne peux absolument rien faire, même pas choisir la couronne funéraire pour mon amie. Je suis loin !

Dans l’après-midi, un besoin de voir et de savoir me réveille. Que s’est-il passé ? Êtes-vous sûrs que c’était bien elle ? Comment est-il possible qu’elle ne fêtera pas ses 33 ans cette année ? Elle n’aurait jamais vu Paris ! Soudain, j’ai envie de vivre, de sortir, de parler, de respirer. La vie est trop courte. La vie de quelqu’un qui m’était proche fut courte.

Oksana. Elle s’appelait Oksana. J’ignore tout de son accident et de sa mort subite. Je ne suis personne pour le demander. Et elle, elle était mon amie d’enfance, ma première amie. Une amie avec laquelle nous avons ri, nous nous sommes battues, nous avons dansé, nous avons dessiné avec la craie sur l’asphalte, nous nous sommes écoutées. Nous avons partagé des jouets (surtout elle) ou pas (surtout moi). J’ai toujours ce souvenir d’elle où elle court aussi vite que possible, elle court et elle court. Son cousin et moi tentons de l’arrêter. Nos sœurs sont furieuses. Mais elle continue à courir, loin maintenant, seules deux pattes roses clignotent l’une après l’autre avant de disparaître derrière l’horizon.


[1] Amadini, M. & Cadei, L. (2019). Les familles transnationales et le deuil. La revue internationale de l’éducation familiale, 46, 87-101. https://doi.org/10.3917/rief.046.0087

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