Les Suédois en Sibérie … ou la Sibérienne en Suède

Article : Les Suédois en Sibérie … ou la Sibérienne en Suède
Crédit: Øyvind Holmstad, CC BY-SA 4.0 https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0, via Wikimedia Commons
11 octobre 2023

Les Suédois en Sibérie … ou la Sibérienne en Suède

Cet été, en Suède, j’ai vu un tapis. Je savais exactement comment ce tapis avait été fait. Je connaissais sa matière, je connaissais la technique de tissage… C’était la première fois que je visitais la Suède. Pourtant, j’étais enveloppé de souvenirs d’enfance et de questions sur le brassage culturel oublié ou méconnu entre la Suède et la Russie.

Sibérie Suède Suédois
Crédit: Øyvind Holmstad, CC BY-SA 4.0 https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0, via Wikimedia Commons

L’histoire d’un tapis…

À Skansen, un musée en plein air retraçant la vie suédoise du XVIe au XIXe siècle, une jeune femme vêtue d’une robe traditionnelle brodée donnait à manger aux poules. Elle a remarqué mon regard curieux et m’a invitée dans « sa maison », un exemple de l’architecture en bois de l’époque…

Dès les premiers pas, je me suis sentie enveloppée par une douce chaleur qui m’avait tant manqué après quelques jours pluvieux à Stockholm. Ce n’est pas comme à Paris, où même pendant les soirées les plus froides, lorsque l’on rentre dans une maison bien chauffée, on peut ressentir cela. J’ai vu un poêle à bois allumé, sur lequel se trouvait une bouilloire en ébullition. Je me suis souvenue des moments où, après le repas, lorsque le feu s’éteignait et qu’il ne restait que des braises chaudes, nous placions notre bouilloire jaune crème, ornée de petits coquelicots sur les côtés, pour garder le thé au chaud. Nous y mettions de fines tranches de pommes de terre, lavées mais non épluchées, directement sur la plaque du poêle. C’était un rituel pour partager des moments chaleureux et savourer une version non industrielle des croustilles.

Dans cette maison en bois…

Dans cette maison-musée, j’ai tourné la tête à droite. J’ai aperçu une chambre au fond, avec un lit haut couvert de linge brodé. Je me suis approchée pour voir ce qu’il y avait à l’intérieur de la chambre. Soudain, je me suis figée à l’entrée. J’ai vu un tapis en chiffon, multicolore, en forme de trois cercles imbriqués. Je me suis revue avec ma grand-mère en train de fabriquer ce genre de tapis, plutôt rond, avec nos différents crochets pour créer des motifs plus ou moins aérés. Je me suis revue en train de déchirer de vieux vêtements troués pour en faire des fils, que nous enroulions en pelotes.

La jeune femme, maîtresse de la maison, m’a montré un métier à tisser plutôt sophistiqué, Glimakra, équipé de pédales, sur lequel étaient confectionnés ces tapis.

« Non, non, non. On les fait à la main !« 

ai-je répondu, comme ma grand-mère m’avait appris à le faire. J’avais toujours cru que seuls les Sibériens savaient le faire.

La Suède et la Sibérie

Comme la Russie et la Suède ne partagent pas la même culture, est-ce une simple coïncidence ? Ou bien est-ce une petite faille dans l’histoire de deux régions éloignées ? Pour ma part, je me suis rappelé des récits de ma ville liés aux Suédois…

Alors, imaginez… Nous sommes au début du XVIIIe siècle, à la fin de la Grande Guerre du Nord entre la Suède et la Russie. Après la défaite des Suédois, entre 15 000 et 25 000 personnes, principalement des officiers et des soldats, ont été faits prisonniers. À l’époque, la coutume voulait que les prisonniers soient échangés après la conclusion de la paix. Cependant, la guerre du Nord s’est prolongée de 1709 à 1725. Les Suédois ont dû passer des années en captivité. Beaucoup d’entre eux ont été envoyés en Sibérie, loin des yeux – loin de la révolte. Mais il ne faut pas les imaginer comme des prisonniers malheureux, enchaînés quelque part dans des geôles sombres au milieu de la forêt… On ne punit pas une personne deux fois, tout de même ! En réalité, ils avaient une certaine liberté de mouvement, bien que leurs choix d’occupation étaient limités…

Alors, y avait-il de l’intégration et du brassage culturel ?

N’oublions pas que nous sommes toujours en Sibérie, une terre qui n’a jamais été réputée pour être accueillante. Rien ne leur était donné, car il n’y avait rien à donner. Avaient-ils du mal à s’intégrer à la culture russe ? Je doute bien que, à cette époque-là, la culture russe était fortement présente. Des lois, oui. La culture ? Peut-être des cultures.

La Sibérie de cette époque, avec sa capitale Tobolsk, était certainement très diversifiée. Elle abritait les peuples autochtones, les Russes slaves désireux de s’éloigner du gouvernement oppressant, les Lituaniens et les Polonais arrivés un siècle plus tôt à la suite de la guerre entre la Russie et la République des Deux Nations (un État polono-lituanien). Avec seulement 1000 à 3000 prisonniers suédois, un Suédois correspondait à chaque cinquième Sibérien. Ainsi, il n’avait vraiment ni besoin ni la possibilité de se fondre avec la population locale. Il leur suffisait de suivre les lois venues de la toute nouvelle capitale, nommée Saint-Pétersbourg.

Les Suédois en Sibérie

Abandonnés dans l’espoir de retourner dans leur pays ou guidés par l’esprit de « hemtrevnad » (« confort à la maison » en suédois), les Suédois ont entrepris de nombreuses tâches pour améliorer Tobolsk. Ils ont construit les différents passages pavés entre la ville haute et la ville basse. Tout comme dans le quartier branché de Södermalm à Stockholm, où je me dirigeais vers une boutique de disques à la recherche d’un vinyle original suédois d’ABBA…

Ils ont contribué à la rénovation du Kremlin (oui, il y a plus d’un Kremlin en Russie), qui perdure – cela témoigne de la qualité suédoise. Ils ont érigé le bâtiment du trésor d’État. Pour protéger la ville des inondations pendant les crues, les Suédois ont creusé manuellement un canal de dérivation de la rivière Tobol, à partir duquel la ville tire son nom, et ont déplacé le point de confluence avec le fleuve Irtych. En traversant le pont Norrbro menant à la vieille ville, la Gamla stan, et en regardant Stockholm avec ses constructions bordées d’eau, je peux dire qu’ils savaient ce qu’ils faisaient près de Tobolsk. Ils ont initié les Sibériens à de nombreux métiers et spécialités, notamment la joaillerie, la pharmacie et la médecine.

Kremlin de Tobolsk et bâtiment du trésor d’État à Tobolsk (au milieu), également connu sous le nom de « chambre suédoise ».
Crédit: Óðinn, CC BY-SA 2.5 CA https://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.5/ca/deed.en, via Wikimedia Commons

Retour en Suède…

À Skansen, pendant le fika, en sirotant mon café noir dans une vieille tasse en faïence et savourant une magnifique brioche à la cardamome dans un petit café doté de vieilles chaises en bois, baigné dans une lumière tamisée au fond d’une bibliothèque, je me demande si le propriétaire du manoir de Skogaholm, emblématique monument du XVIIIe siècle, qui a passé environ 20 ans en Sibérie, n’était pas à Tobolsk même ? Et si ce n’était pas sa femme qui a enseigné à mon arrière-arrière-je-ne-sais-combien-arrière-grand-mère comment confectionner ce tapis ? Ou peut-être étaient-ce les Sibériens qui leur ont transmis cette compétence ?

Un tapis, une connivence, une histoire, un lien entre les cultures…

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