Pourquoi l’interculturalité ne fonctionne-t-elle pas ?

Article : Pourquoi l’interculturalité ne fonctionne-t-elle pas ?
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20 juin 2024

Pourquoi l’interculturalité ne fonctionne-t-elle pas ?

Lors du congrès SIETAR qui a eu lieu les 5-6 juin 2024 à Lille, Milton Bennett, une référence scientifique sur les questions de l’interculturalité, avait annoncé qu’après tant d’années de travail sur la meilleure compréhension d’autrui, les sociétés gardent encore des incompréhensions, des frustrations et de la haine. L’interculturalité n’a donc pas pu répondre à ces problèmes.

Interculturalistes en action
Congrès SIETAR 2024 à Lille

Dans les formations interculturelles que j’anime, je ne cesse de répéter que l’interculturalité est omniprésente. L’apprentissage de la compétence interculturelle ne s’arrête jamais. Même pour moi. C’est spécifiquement pour cette raison que je me suis embarquée dans l’aventure du SIETAR – le réseau des associations qui promeut les connaissances, les valeurs et les compétences interculturelles, ainsi que les relations interethniques au niveau individuel, de groupe ou d’organisation. Ce réseau, qui date déjà des années 70, réunit tous les deux ans ses membres et des experts extérieurs pour partager les nouveautés dans la recherche, s’inspirer des pratiques des uns et des autres et s’enrichir des perspectives venant de tous horizons, au-delà de l’Europe. Voici quelques retours et nouveautés sur le sujet.

Être interculturaliste, c’est constamment apprendre

Tout d’abord, l’interculturalité n’est pas un domaine à part. C’est un espace de rencontre des cultures au niveau individuel et organisationnel, qui intéresse de nombreuses disciplines, de l’anthropologie à la psychologie, en passant par la neuroscience et la science de gestion. Si les premières recherches ont été faites sur des cultures dominantes par des chercheurs occidentaux, contribuant ainsi à la propagation de stéréotypes, les dernières années ont vu une croissance importante de travaux sur les minorités, réalisés par des chercheurs venant de tous les continents. Ces travaux exposent les tensions culturelles, c’est-à-dire les différences mais aussi les ressemblances culturelles existantes (voir : Critical intercultural communication).

Selon Prof. Thomas K. Nakayama de Northeastern University (USA), les recherches interculturelles incluent aujourd’hui des études sur des personnes en situation de handicap et la communauté LGBTQIA+ parmi d’autres. De plus, les chercheurs qui mènent ces recherches font partie de ces communautés. En même temps, une culture est constamment déchirée par des visions de ce qui est vrai et naturel pour elle ou non. Thomas K. Nakayama donne des exemples tels que le mariage homosexuel ou encore le droit à l’avortement, qui sont menacés aux États-Unis sous l’angle de ne pas faire partie des vraies valeurs du pays.

Vieille histoire de « nous » vs « eux ».

Ensuite, dans l’interculturalité, il est normal qu’il n’y ait pas de bonnes réponses, tout incite à la discussion. La réalité est toujours co-construite. Selon Milton Bennett, c’est nous-mêmes qui créons les concepts de « nous » et d’ »autrui » – l’un ne peut exister sans l’autre. Il appelle cela la co-ontogenèse, où l’influence réciproque de deux ou plusieurs systèmes intervient. Cette co-ontogenèse pourrait expliquer le fait que le sujet de l’interculturalité suscite encore et toujours l’intérêt des nouvelles générations. Comme le concept de « nous » est très complexe car l’identité est en évolution continue, le concept d’autrui évolue également, devenant ainsi tout aussi complexe et se renouvelant. Ces changements, bien que non perceptibles, existent bel et bien.

Les biais cognitifs pour survivre

Par ailleurs, notre culture a façonné notre cerveau pour distinguer le « nous » du « eux » – cela s’appelle le biais cognitif. Ce biais a permis à notre cerveau de générer des codes transmis de génération en génération pour nous aider à survivre. Par exemple, « N’allez pas dans cette forêt sombre, car il y a des loups qui vont vous manger » devient « N’allez pas dans une forêt sombre », créant une crainte tacite.

Patrick Schmidt, consultant en relations germano-américaines, explique que c’est aussi notre biais qui est en charge de notre attachement. L’attachements profond à la famille, au pays d’origine et à la langue maternelle. Les humains traitent une immense quantité d’informations, dont une grande partie est filtrée par notre inconscient pour déterminer ce qui est bon ou mauvais pour nous. Si, au début des temps, le biais nous a permis de survivre, aujourd’hui il nous joue des tours en inventant, par le même mécanisme, des préjugés envers les autres. Ce mécanisme protecteur simplifie de manière malvoyante notre perception des autres.

Une pratique à se remettre en question

Dans ma pratique, avant chaque formation, je suis une novice. Je dévore de nouvelles perceptions qui règnent dans les sociétés. J’observe les préoccupations des jeunes et des moins jeunes. J’essaye de décortiquer comment l’apprentissage interculturel pourrait les aider dans les nouveaux défis d’aujourd’hui.

Par exemple, il y a bien des siècles, il y a eu une colonisation des valeurs humaines par la « blanchité » (whiteness), avec l’imposition des races et des valeurs associées. Aujourd’hui, dans le monde occidental, parler des races et du racisme est souvent vu comme un tabou. C’est un sujet à ne pas aborder avec des inconnus. Dans l’interculturalité, il est impossible d’ignorer ce sujet. Cependant, je constate que nous n’avons pas assez de vocabulaire pour discuter de cette question sans offenser, sans troubler, sans paraître artificiellement prudent ou excessivement brutal. Selon Aminkeng A Alemanji de l’Université de Turku, Finlande, il y a des distinctions importantes à incorporer dans nos pratiques entre être raciste, non raciste et antiraciste. Être non-raciste, c’est-à-dire ne pas prendre parti, revient à adopter une posture raciste. Pour combattre les biais négatifs du racisme, nous devons tous être antiracistes, faire évoluer nos pratiques et nos croyances.

Et alors?

L’interculturalité s’apprend tout au long de la vie. Cela doit être une préoccupation non seulement des expatriés, des enseignants de langues ou des entreprises opérant à l’étranger, mais de nous tous, avec tous les parcours que nous avons. Cela doit être l’affaire de nous tous. Autrement, les changements seront trop minimes pour être visibles et pour que l’interculturalité fonctionne.

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